Chronique d'un désastre annoncé - Suite


 

 

Au cours de l'été 2020 Mme Blake consulte une avocate en droit de la famille. Elle lui demande s'il existe un processus qui lui permettrait de céder la garde légale de l'enfant à une personne autre que le père biologique sans avoir recours à un processus d’adoption. L’avocate a répondu que Mme Blake pouvait céder la garde de l'enfant, mais que cela ne l'exonérerait pas de ses obligations parentales (une pension alimentaire par exemple) et que le père biologique devrait aussi donner son consentement.

 

Voici un résumé des échanges entre Mme Blake et l’avocate [Mme E...] à propos de la recherche de solutions concernant son projet de céder son enfant à un couple d’amis :

 

Extrait du jugement (réponse de l'avocate aux explications de Mme Blake):

 

[Mme E...] répond que l'adoption est peut-être la meilleure option.  Mme Blake a cependant fait valoir qu'ils ne pourraient pas procéder à une adoption, car l'un des hommes a un casier judiciaire, même s'il n'est pas grave. Mme [E...] indique que s'ils procèdent à une adoption, ils devront consulter des avocats et examiner ce que cela signifie et ce à quoi ils renoncent, mais que ça demeure possible.  Mme Blake a répondu qu'ils souhaitaient tous cette option et qu'ils étaient tous au courant qu'il fallait faire appel à des avocats.  La possibilité qu'elle suive une thérapie pour s'assurer que c'est bien ce qu'elle voulait lui paraissait raisonnable bien qu'elle en suivait déjà une thérapie régulièrement.

Paragraphe [89]

En décembre 2020, Mme Blake s’est adressée à une travailleuse sociale, [Mme B…], sur les conseils de son médecin traitant.  Suite à cette rencontre, la travailleuse sociale liée à l’hôpital s'est renseignée des dispositions prévues par la loi ontarienne.   Elle a ensuite informé Mme Blake que compte tenu qu’il n’y avait ni processus d’adoption en cours ni de convention valide de grossesse pour autrui, non seulement M. Johnson et M. Clark ne pourraient pas assister à l'accouchement, mais l'hôpital ne permettrait pas que leurs noms soient inscrits comme parents sur la déclaration de naissance de l'enfant.  Les deux couples ont ainsi réalisé que leur projet était juridiquement invalide.

En décembre 2020, M. Johnson a pris contact avec une avocate, [Mme F...], spécialisée dans les contrats touchant les techniques de procréation assistée à Toronto.  Celle-ci lui a confirmé qu’un contrat de grossesse pour autrui aurait dû être signé avant la grossesse pour que les parties en cause soient liées juridiquement.  Mais elle les a aussi informés que si le « donneur de sperme » et la mère porteuse avaient verbalement accepté de leur « céder » l’enfant avant sa conception, leur cas tombaient dans « vide juridique ».  Elle a proposé ses services pour les représenter les deux couples.  Le couple Johnson/Clark a retenu ses services en janvier 2021 et [Mme F...] a témoigné que malgré le fait

 

qu’elle avait été engagée et qu’elle était payée par le couple Johnson/Clark, elle a présumé qu’elle agissait au nom et dans l’intérêt des 4 personnes impliquées, puisque toutes ces personnes souhaitaient le même dénouement et avaient le même objectif; l’abandon de la filiation des parents de la fillette au profit de leur couple d’amis.

 

En décembre, Mme Blake a confié à sa thérapeute qu’elle faisait de l’anxiété à propos de la naissance prochaine et des enjeux légaux qui n’étaient pas encore résolus.  Sa thérapeute lui a suggéré d’avoir recours elle-même à un avocat, mais Mme Blake a répondu que c’était difficile à trouver en temps de pandémie. Il est raisonnable de penser que les coûts associés à cette démarche aient fait hésiter Mme Blake, sachant que la condition économique du couple était instable et qu’elle avait tendance à se fier à M. Johnson. Au cours de cet entretien Mme Blake a confié à sa thérapeute que si les choses tournaient mal, elle craignait que le couple Johnson/Clark développe des sentiments aigres à son égard (« the dads would hate her »).

 

Entourloupettes

À la fin décembre, Mme Blake proposait au couple Jonhson/Clark un arrangement imparfait : elle et son conjoint seraient les parents légaux, mais ils transféreraient la garde légale au couple. Au bout du compte, ça ne changerait rien, ils auraient l’enfant avec eux, et c’était tout ce qui comptait après tout.

Cette solution bancale démontre à quel point Mme Blake avait peu de perspective sur la situation et cherchait des solutions pour satisfaire et plaire à ses amis.

M. Johnson a répondu que l’avocate conseillait au contraire que les partis testent l’option de gestation pour autrui en cherchant à faire reconnaître la validité d’un contrat verbal précédant la conception.  Cette option faisait valoir que Mme Blake et M. Auclair pourraient être considérés donneurs de matériel génétique (sperme et ovocyte).  L’avocate a conseillé aux partis impliqués de témoigner que l’enfant avait été conçu par insémination et qu’aucune démarche ne devrait être entreprise avant la naissance de l’enfant.  Elle recommandait aux parties concernées de faire ces déclarations sous serment (Affidavits).

Paiements

Des arrangements économiques avaient été négociés entre les parties concernées en octobre 2020:

Extraits des documents de cour (notre traduction)

Toutes les parties ont confirmé que les requérants ont participé aux dépenses liées à la grossesse et ont remboursé les frais à Mme Blake pour la soutenir, notamment des médicaments, des vitamines, des vêtements de maternité, un abonnement à un centre de conditionnement physique et à un entraîneur personnel, ainsi que des frais de 150 $ pour un cours de préparation à l'accouchement.  Mme Blake a transmis aux requérants des photos des échographies et les a informés des résultats de tous les rendez-vous médicaux.  Les requérants n'ont pas pu se rendre aux rendez-vous médicaux en raison des restrictions imposées par Covid-19. 

Paragraphe [96]

À la fin de novembre 2020, M. Auclair a informé les requérants que lui et Mme Blake éprouvaient des difficultés financières.  Les parties ont convenu verbalement que les requérants verseraient 300 $ par mois aux intimés pour les aider à payer les dépenses liées à la grossesse.  On ne sait pas exactement pendant combien de temps ces paiements devaient être effectués.  Les requérants ont effectué des paiements totalisant 1 450,00 $. Aucun paiement n'a été effectué en janvier 2021.  M. Johnson et Mme Blake ont tous deux confirmé que le dernier paiement a été effectué en février 2021.

Paragraphe [98]

La naissance d'Isabelle

 

Isabelle est née le 6 janvier 2021 à l’hôpital de [P...] en Ontario, soit à 45 km de la résidence du couple Blake/Auclair et à 270 km de la résidence du couple Johnson/Clark.  Le jour de sa naissance, le couple Johnson/Clark s’est rendu à la résidence du couple Blake/Auclair et y sont demeurés 1 jour.  La petite fille leur a été remise le lendemain dans le stationnement de l’établissement de restauration rapide Tim Horton de [P...] car cet emplacement était localisé près de l’hôpital et écourtait la route du retour.   La petite fille n’a pas été amenée à la maison de ses parents après l’accouchement.

La travailleuse sociale affiliée à l’hôpital où Mme Blake a accouché, a témoigné s'être rendue à l'hôpital pour y rencontrer le couple Blake/Auclair le 7 janvier 2021. Ceux-ci l'ont informé que le couple Johnson/Clark était déçu de ne pas avoir pu assister à la naissance. La travailleuse sociale a confirmé avec les intimés qu'ils maintenaient leur intention de faire reconnaître les requérants comme les parents légaux d’Isabelle et qu’eux-mêmes comptaient agir comme "oncle et tante" et faire office de gardiens à l’occasion. Ils ont répété qu'ils n'étaient pas prêts à être parents. À la suite de cette conversation, la travailleuse sociale a eu l'impression que le bébé serait remis au couple Johnson/Clark.

 

Regrets

Questionnée à savoir pourquoi elle avait remis sa fille au couple Johnson/Clark, Mme Blake a répondu qu’elle pensait qu’elle n’avait pas le choix étant donné que le couple avait retenu les services de l’avocate [F...].  De son côté, M. Auclair a répondu de manière que l’on pourrait qualifier de nonchalante en invoquant qu’ils n’avaient rien prévu à la maison pour recevoir la petite fille (nourriture ou biens).

Ces extraits du témoignage de Mme Blake sont particulièrement troublants (notre traduction) :

 

Mme Blake a déclaré qu'il lui avait été difficile de remettre Isabelle aux requérants et qu'elle ne leur avait pas dit ce qu'elle ressentait, car elle ne voulait pas leur gâcher ce moment.  Par la suite, elle s'est sentie émotionnellement vide.  M. Auclair a témoigné qu'à leur retour à la maison, il a fait de son mieux pour soutenir Mme Blake, qui pleurait la perte de leur enfant.

Paragraphe [127]

Au cours du contre-interrogatoire, Mme Blake a admis qu'elle et M. Auclair n'étaient pas prêts à s'occuper d'un bébé, y compris au moment de la naissance, et qu'ils n'avaient pas d'économies.  Mme Blake a déclaré qu'il n'était pas possible pour elle et M. Auclair de ramener Isabelle à la maison.  Mme Blake a confirmé qu'elle savait que les requérants offriraient un foyer aimant et stable à sa fille, et que tout le monde avait l'intention de faire des requérants les parents permanents d'Isabelle.

Paragraphe [128]

Le 12 janvier 2021, une semaine après la naissance de l'enfant,  l’avocate [F...] a contacté Mme Blake pour lui demander si elle accepterait de déclarer sous serment qu’elle avait agi en tant que donneuse d’ovocytes et que M. Auclair avait agi en tant que donneur de sperme pour le couple Johnson/Clark.  Au cours du même entretien, Mme Blake et M. Auclair ont confirmé à l’avocate qu’ils souhaitaient confier la garde d'Isabelle à leur couple d’amis et qu'ils souhaitaient que ceux-ci soient reconnus les pères d'Isabelle.  L'avocate [F...] aurait expliqué à la mère qu'elle tenterait de faire une déclaration parentalité et une autre de non parentalité, mais qu'il n'y avait aucune garantie de succès.  Cette démarche juridique consistait à demander au gouvernement ontarien de reconnaître la parentalité au couple Johnson/Clark (déclaration de parentalité) et un renoncement des droits parentaux au couple Blake/Auclair (déclaration de non-parentalité).

 

Mme Blake a déclaré en cour qu’elle ne se souvenait pas avoir été informée par l'avocate de son intention de tester la loi et d'avoir été informée qu'il n'y avait pas de garantie que les demandes concernant les parentalités soient acceptées.  Mais les preuves présentées au tribunal indiquent qu’un courriel lui avait été transmis l'informant de ces intentions dès décembre 2020.  Considérant que les intérêts des quatre parties concernées étaient les mêmes, L'avocate [F...] a proposé de continuer à les représenter tous.

 

Le 25 janvier 2021, Mme Blake confiait à sa thérapeute qu’elle avait du mal à accepter sa décision, même si elle avait le sentiment d'avoir fait ce qu’il fallait faire.

 

Les notes de la thérapeute [Mme C...] traduisent la confusion ressentie (notre traduction)

 

“Notre session s'est concentrée sur la reconnaissance du fait qu'elle croyait toujours fermement qu'elle avait fait le bon choix pour Isabelle, pour elle et pour Julian.  Mme Blake craignait qu'Isabelle ne se souvienne pas d'elle et se demandait si elle ne verrait pas sa fille avant son premier anniversaire.  Mme Blake craignait que M. Auclair lui en veuille, car il ne pensait pas que c'était la bonne décision."