LES CONTRATS DE GPA SONT-ILS EXÉCUTOIRES AU CANADA?

Les travaux de Carsley
Stefanie Carsley est professeure agrégée à la faculté de droit de l'université d'Ottawa où elle mène des recherches et enseigne dans les domaines du droit de la famille, du droit de la santé et du droit de la responsabilité civile. Elle s'intéresse depuis plusieurs années à l'industrie de la fertilité, à la grossesse pour autrui (GPA) et aux techniques de reproduction assistée. Sa thèse doctorale (Université McGill - 2020) portait sur l'expérience d'avocats canadiens ayant rédigé des contrats dans le cadre de GPA.

Contexte
Les "contrats" de GPA (appelés "conventions notariées" au Québec) englobent un ensemble de clauses. La "clause" principale est le renoncement du droit de filiation de la mère au bénéfice de l'autre partie contractuelle. Cette disposition est régulée par le droit de la famille (code civil au Québec et le Common Law dans les autres provinces). Les parties prenantes du contrat sont, d'une part, la mère porteuse et d'autre part, le ou les parents bénéficiaires.
Le ou les parents bénéficiaires est un groupe de personne qui peut être composésd'un nombre variable d'individus, en fonction des législations des provinces. Il peut s'agir d'un homme seul, d'une femme seule, d'un couple d'hommes, d'un couple de femmes ou d'un couple hétérosexuel. Dans certaines juridictions provinciales, le groupe de parents bénéficiaires (nommés "parents d'intetion") peutêtre composé d'un groupe de trois ou quatre individus (quatre pour l'Ontario et jusqu'à trois pour Terre-Neuve-et-Labrador, Colombie-Britannique, Saskatchewan).
Les clauses des contrats se répartissent selon plusieurs catégories. Parmi ces clauses, on trouve;

Les clauses contractuelles entourant la mise en disponibilité du corps humain
Mises à part les clauses concernant le renoncement à la filiation maternelle et les clauses régulant les modalités de remboursement, les opinions des juristes canadiens divergent sur la force exécutoire des exigences comportementales relatives à la disponibilité du corps de la mère porteuse. C'est ce que le code civil français nomme "l'indisponibilité du corps" (à ce propos, voir les litiges des contrats canadiens sur notre site). [1]
Les témoignages des juristes ayant collaboré à la thèse de Mme Carsley mettent en lumière une divergence d'opinions sur la constitutionnalité du pouvoir éxécutoire des contrats de GPA.
Ces principes humanistes ne sont pas partagés par toutes les femmes. Ainsi une mère porteuse dont le témoignage est rapporté dans la thèse de Carsley, estime qu'il est acceptable pour une femme de pouvoir "vendre des morceaux de son corps". Elle perçoit cette éventualité comme une façon d'affirmer sa liberté :
Citation:
"Women and men should be able to regulate their own bodies and if they want to sell their parts of their bodies, what’s wrong with that? I think a lot of Canadians wouldn’t have a problem with that at all.”/
Traduction:
"Les femmes et les hommes devraient être en mesure de réguler leur propre corps et s'ils veulent vendre des parties de leur corps, qu'y a-t-il de mal à cela ? Je pense que beaucoup de canadiens n'y verraient aucun inconvénient." [2]

L'État de droit : des principes humanistes et une jurisprudence qui s'oppose à la contrainte corporelle de ses citoyens
Voici quelques exemples qui illustrent les difficultés juridiques pouvant faire obstacle à la nature contraignante d'un contrat de GPA :

Clauses punitives et bris de contrats
Il est raisonnable de croire que seule une pression monétaire peut exercer ce pouvoir de contrainte. Or il appert que les femmes canadiennes font des GPA sur une base altruiste. Dans ce cas, on peut s'interroger sur les leviers juridiques disponibles et efficaces à faire respecter les clauses d'un contrat. Mais si ces leviers juridiques sont inconstitutionnels, pourquoi insérer ces clauses dans les conventions?
Soyons clairs : comment un tribunal pourrait-il imposer des sanctions à une femme altruiste (c'est-à-dire sans bénéfice pour elle-même) si elle refuse de subir une réduction embryonnaire prévue dans le contrat de GPA ? On conçoit mal qu'un juge puisse ordonner à une mère porteuse de rembourser ses notes de frais par exemple, sachant que les dépenses éligibles sont encadrées par un règlement, et que ces frais ont été engagés pour autrui. Aucune grossesse ne garantit une naissance.
Selon certains juristes, les "bris de contrats" ne peuvent être reconnus que si le comportement d'une femme a des répercussions sur la santé de l'enfant à naître. Cette position semble contredite par l'arrêt de la Cour suprême du Canada Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530, une décision qui a fait jurisprudence sur la question de l'avortement au Canada.

Jurisprudence
L'opinion de ces juristes n'est pas soutenue par la jurisprudence dans l'affaire Winnipeg Child and Family Services (1997 - Northwest Area) v. G (D.F.) par. 46. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada avait refusé d'accorder une injonction. La requête exigeait qu'une femme enceinte mette fin à sa toxicomanie parce que son addiction risquait de nuire à la santé de l'enfant à naître (la femme autochtone respirait de la colle). La Cour a estimé que le fait de soumettre cette femme à une détention et à un traitement involontaire constituerait une violation de ses libertés fondamentales, lesquelles incluent sa capacité à faire des choix de vie.
La contrainte au respect des certaines clauses contratuelles de GPA dans les États droits semble davantage s'appuyer sur les intérêts convergents des parties prenantes que sur des principes d'ordre public et de droit. On peut raisonnablement penser qu'à partir du moment où les deux parties prenantes tirent des bénéfices à contourner l'article 6 (1) [3] de la loi canadienne sur la procréation assistée, elles ont tout intérêt à s'abstenir de l'arbitrage des tribunaux et à négocier les litiges. Comme le chantait l'auteur-compositeur Dylan : "But to live outside the law, you must be honest".[4]
En résumé, il est logique de penser que, dans un contexte de GPA "altruiste", chacune des parties tentera de négocier hors cour les litiges afin d'éviter des poursuites pénales susceptibles de révéler des rémunérations interdites. Les pressions monétaires et/ou les menaces d'avoir à remettre les "remboursements" reçus apparaissent comme les seuls leviers efficaces pour contraindre une mère porteuse à respecter les clauses d'un contrat, comme le démontre bien la thèse de Mme Carsley.

Extraits traduits de la thèse de Carsley
"...certains juristes pensaient que ces contrats - ou du moins certaines parties de ces accords - seraient judiciairement exécutoires dans le cas où l'une des parties violerait les termes de ces contrats. La plupart des juristes ont toutefois souligné que l'objectif principal de ces accords n'est pas de résoudre les litiges, mais plutôt de les prévenir." p. 169
"Cependant, les récits des avocats indiquent qu'il pourrait être souhaitable de réglementer davantage le contenu des contrats de maternité de substitution afin de s'assurer que ces contrats n'induisent pas en erreur les mères porteuses et les parents d'intention. Une solution pourrait consister à créer un contrat type dans chaque province . Ces formulaires pourraient être conçus de manière à ne contenir que des dispositions susceptibles d'avoir une valeur juridique en cas de litige entre une mère porteuse et les parents d'intention. En d'autres termes, ces accords pourraient être limités aux termes relatifs à la filiation et aux dépenses remboursables." p. 178
Victoria (nom fictif d'une avocate consultée) a également noté que le fait de déclarer que les contrats sont explicitement non-exécutoires est « problématique » et « met les parents d'intention dans une position très incertaine » parce que la mère porteuse « sait dès le départ que le contrat de maternité de substitution est non-éxécutoire ». p. 301

L'avis du professeur de droit Ubaka Ogbogu
Le professeur en droit de l'université de l'Alberta, Ubaka Ogbogu, est catégorique sur la nature non-contraignante des contrats de GPA. Dans un article où il est cité par la journaliste-pigiste Alison Motluk [6], il affirme que :
"Anyone who knows the basics of contract law, says Ubaka Ogbogu, a health law professor at the University of Alberta in Edmonton, knows that in order for a contract to be binding, something called “consideration” must change hands. Typically, that is money." / "Selon Ubaka Ogbogu, professeur de droit de la santé à l'université de l'Alberta à Edmonton, quiconque connaît les bases du droit des contrats sait que pour qu'un contrat soit contraignant, il faut qu'un élément appelé « contrepartie » change de mains. En général, il s'agit d'argent."
Il est possible que l'argument du professeur Ogbogu, fondé sur la définition des contrats canadiens, soit valide juridiquement, mais il faut tout de même garder à l'esprit que le professeur Ogbogu a émis subséquemment à cet article, sa position en faveur de la commercialisation de la GPA dans le "Health Law of Canada Journal" en 2019 [7]. Or, dans cette publication, il s'avance à définir la GPA comme un "travail" qu'il compare à la prostitution ("travail du sexe"). Ce raisonnement montre à quel point l'expression "travail du sexe" est un euphémisme éthiquement dangereux et qu'il peut être utilisé par des juristes pour justifier la "disponibilité du corps" et l'exploitation des fonctions reproductives et sexuelles des femmes.

Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, comme au Canada, les arrangements de maternité de substitution sont autorisés sous certaines conditions. L'une d'entre elles est l'interdiction de toute rémunération à la femme qui s'engage à faire une grossesse pour autrui. C'est la "Surrogacy Arrangements Act 1985" qui encadre cette pratique.
En 1990 cette loi a été amendée par la " Human Fertilisation and Embryology Act 1990 (c. 37, SIF 83:1), s. 36(1)" qui détermine que les contrats de maternité de substition ne sont pas contraignants (ou exécutoires).
Surrogacy arrangements unenforceable.
No surrogacy arrangement is enforceable by or against any of the persons making it.
Ainsi, le législateur québécois a introduit l'article 541 (frappant de nullité absolue les contrats de GPA) dans son code civil la même année que l'amendement de la loi britannique - soit en 1990. On peut penser que les législateurs québécois de l'époque ont pu s'inspirer de la loi britannique. Dans un cas comme dans l'autres, ils auraient réalisé, bien avant les autres provinces canadiennes, qu'on ne peut contraindre des êtres humains à des interventions médicales, des régimes alimentaires ou des comportements, contre leur gré dans des États de droit.
En attendant que des litiges non résolus atteignent la cour Suprême du Canada, il y a fort à parier que l'industrie va continuer à demeurer silencieuse sur ce sujet tout en laissant croire aux parents bénéficiaires et aux mères porteuses qu'ils sont liés par la totalité des clauses des contrats.